II
Enveloppés dans leurs capes noires, les quatre marchands étaient partis. Ils jugeaient plus sage de ne donner aucune publicité à leur association avec Elric. Et maintenant, Elric, plongé dans de sombres pensées, buvait une nouvelle coupe de vin jaune. Il savait qu’il lui faudrait une aide particulièrement puissante pour s’emparer du château de Nikorn, que la protection nécromancienne de Theleb K’aarna rendait virtuellement inexpugnable. Il savait qu’il était plus que son égal dans les arts magiques, mais s’il dépensait toute son énergie à combattre le sorcier, il ne lui en resterait plus pour affronter la garde d’élite formée de guerriers du désert.
Il avait besoin d’aide. Il savait que dans les forêts s’étendant au sud de Bakshaan il trouverait des hommes capables de l’aider, mais accepteraient-ils de le faire ? Il en discuta avec Tristelune.
— J’ai appris qu’un groupe d’hommes de mon pays est récemment venu de Vilmir après y avoir pillé plusieurs grandes villes, expliqua-t-il à l’homme de l’Est. Depuis la grande bataille d’Imrryr, il y a cinq ans, les hommes de Melniboné ont quitté l’Ile des Dragons pour devenir flibustiers ou mercenaires. C’est à cause de moi qu’Imrryr est tombée, et ils le savent, mais si je leur offre un riche butin, ils accepteront peut-être de m’aider.
Tristelune grimaça un sourire.
— Je n’y compterais pas trop, Elric. Un acte comme le vôtre s’oublie difficilement, si vous me pardonnez ma franchise. Vos compatriotes ont dû s’exiler contre leur gré, et fuir les décombres d’une cité qui fut la plus ancienne et la plus belle de cette Terre. Nombreux sont ceux qui ont dû vous honnir lorsque Imrryr la Belle tomba.
Elric eut un rire bref.
— C’est possible, en effet. Mais ce sont des hommes de mon peuple, et je les connais. Nous, les Melnibonéens, sommes une race ancienne et sophistiquée ; nous permettons rarement à nos sentiments d’interférer avec notre prospérité.
Tristelune leva les sourcils avec une ironie dont Elric comprit le sens.
— Je sais, dit l’albinos, que j’ai fait exception à cette règle. Mais maintenant, Cymoril et mon cousin reposent sous les ruines d’Imrryr, et je suis assez puni par les tourments que je ressens. Je pense que mes compatriotes le comprendront.
J’espère que vous avez raison, Elric, dit Tristelune avec un soupir. Qui commande cette bande ?
— Un vieil ami, répondit Elric. Ce fut lui qui dirigea l’attaque contre les navires pirates après le sac d’Imrryr. Son nom est Dyvim Tvar, ancien Seigneur de la Caverne des Dragons.
— Et que sont devenues les bêtes dont il avait la charge ?
— Endormies dans les Cavernes. On ne peut guère les réveiller qu’une fois par siècle, il leur faut de longues années pour distiller leur venin et revitaliser leur énergie S’il en était autrement, il y a longtemps que les Princes-Dragons régneraient sur le monde.
— Heureusement pour vous, ce n’est pas le cas, commenta Tristelune.
— Qui sait ? dit Elric pensivement. Avec moi à leur tête… Nous pourrions tout du moins forger un nouvel empire, comme nos aïeux le firent jadis.
Tristelune ne dit mot, mais il pensait en son for intérieur que les Jeunes Royaumes ne se laisseraient pas aussi aisément détruire. Les hommes de Melniboné étaient anciens, cruels et sages, mais leur cruauté même était tempérée par la douceur maladive de l’âge. Il leur manquait la vitalité de cette race barbare d’où étaient issus les bâtisseurs d’Imrryr et de bien des métropoles depuis longtemps oubliées. La tolérance avait pris la place de la vitalité, la tolérance de la vieillesse, de ceux dont les jours de gloire sont passés.
— Au matin, nous prendrons contact avec Dyvim Tvar, en espérant que ce qu’il fit à la flotte des pirates et les affres que j’ai connues rendront son attitude un peu plus conciliante.
— Si nous dormions ? proposa Tristelune. J’en ai bien besoin et la belle qui m’attend doit commencer à s’impatienter.
— À ta guise. Quant à moi, je vais encore boire une coupe ou deux de ce vin.
Au matin, les noirs nuages qui avaient recouvert Bakshaan toute la nuit ne s’étaient pas encore dispersés. Derrière eux, le soleil se leva, mais nul n’était là pour le saluer. Dans l’aube grise et pluvieuse, Elric et Tristelune traversèrent les rues étroites de la ville en direction de la porte sud et des forêts.
Elric avait échangé son costume habituel contre un simple justaucorps de cuir vert orné du blason de la lignée royale de Melniboné : un dragon écarlate rampant sur champ d’or. Au doigt, il portait la Bague des Rois, une rare pierre solitaire d’Actorie enchâssée dans un anneau d’argent gravé de runes secrètes. Ses puissants ancêtres l’avaient portée il y avait bien des siècles déjà. Une courte cape entourait ses épaules. Ses chausses, également vertes, étaient rentrées dans de hautes bottes de cuir noir, et au côté il portait Stormbringer, forgée par des dieux avant que le premier homme apparaisse sur la planète, épée terrible et malfaisante. L’homme et l’épée étaient liés en une funeste symbiose. Sans son épée, l’homme deviendrait un infirme, aveugle et dénué d’énergie, et sans l’homme, l’épée ne pourrait pas boire le sang et les âmes qui la faisaient vivre. Ils faisaient route ensemble, et nul n’aurait pu dire lequel des deux était le maître.
Tristelune, plus soucieux que son ami du temps peu clément, était enfoui dans une longue cape à haut col et on pouvait occasionnellement l’entendre pester contre les éléments.
Il leur fallut une heure de chevauchée acharnée pour atteindre la lisière de la forêt. À Bakshaan, seules quelques rumeurs imprécises couraient sur l’approche des pillards d’Imrryr. Une ou deux fois, on avait remarqué un étranger de haute taille dans quelque obscure taverne proche du mur sud, mais les citoyens de Bakshaan, sûrs de leur richesse et de leur puissance, pensaient non sans raison qu’ils pourraient résister à une attaque bien plus féroce que celles qui avaient emporté les faibles villes vilmiriennes. Elric ignorait d’ailleurs pourquoi ses compatriotes étaient remontés vers le nord, peut-être pour prendre du repos, et échanger leur butin contre des marchandises plus utiles.
La fumée montant de grands feux de camp leur indiqua où les Melnibonéens s’étaient retranchés. Ralentissant le pas de leurs chevaux, ils les menèrent dans cette direction. Les branches mouillées de pluie leur fouettaient le visage, et les mille senteurs de la forêt montaient délicieusement à leurs narines. Ce fut presque avec plaisir qu’Elric vit apparaître la première sentinelle devant eux.
L’homme était vêtu d’acier et de peaux de bêtes. Sous la visière de son casque au dessin complexe, il examina Elric avec méfiance, mais la pluie qui coulait sur la visière l’empêcha de le reconnaître.
— Halte ! Que faites-vous ici ?
— Laisse-moi passer, dit Elric impatiemment. Je suis Elric, ton seigneur et ton roi.
La sentinelle abaissa sa longue lance et leva la visière de son casque, pour regarder Elric avec des yeux où passa une myriade d’émotions différentes, dont la stupéfaction, la révérence, et la haine.
Il s’inclina avec raideur.
— Vous n’auriez pas dû venir ici, mon seigneur. Vous avez abandonné et trahi votre peuple et, bien que je salue le sang royal qui coule dans vos veines, je ne puis ni vous obéir ni vous rendre les hommages que vous seriez autrement en droit d’attendre.
— Je comprends, dit Elric en se redressant fièrement sur sa selle, mais c’est à ton chef, mon ami d’enfance Dyvim Tvar, qu’il appartient de décider de l’attitude que vous aurez à mon égard. Mène-moi en sa présence et souviens-toi que mon compagnon ne vous a fait aucun tort ; traite-le avec le respect dû à l’ami d’élection d’un Roi de Melniboné.
Le garde s’inclina de nouveau, puis prit le cheval d’Elric par les rênes. Il les conduisit jusqu’à une vaste clairière où les hommes d’Imrryr avaient dressé leurs tentes. Au centre de la clairière, autour des feux où cuisaient les aliments, les nobles guerriers de Melniboné conversaient paisiblement. La grise lumière de cette morne journée ne parvenait pas à éteindre les vives couleurs des tentes, de texture et de teintes, typiquement melnibonéennes : verts enfumés, doux et profonds, azur, ocre, or, bleu foncé, s’unissant harmonieusement. Elric ressentit une vive nostalgie des tours irisées de sa patrie, Imrryr la Belle.
Les hommes levèrent des regards étonnés sur les deux hommes et leur guide, et un sourd murmure remplaça le bruit normal des conversations.
— Attendez-moi ici, dit la sentinelle à Elric. Je vais avertir le Seigneur Dyvim Tvar de votre présence.
Elric fit un signe d’assentiment et attendit, très droit sur sa selle, conscient que tous les regards étaient tournés vers lui. Aucun guerrier n’approcha pourtant, et certains, qu’Elric avait connus jadis, étaient visiblement embarrassés. D’autres se détournaient, gênés, et feignaient un soudain intérêt pour les flammes des feux de camp ou se mettaient à polir leurs lames finement travaillées. Quelques-uns ronchonnaient irasciblement, mais ils ne représentaient qu’une faible minorité. La plupart des hommes étaient profondément stupéfaits… et curieux. Pourquoi cet homme, qui était leur roi et les avait trahis, était-il venu dans leur campement ?
La plus grande tente, écarlate et or, portait une bannière avec en son centre un blason : un dragon dormant, bleu sur champ d’hermine. Le Prince-Dragon Dyvim Tvar en sortit, bouclant à la hâte son ceinturon. Son regard vif et intelligent dénotait son étonnement et sa méfiance.
Dyvim Tvar était un peu plus âgé qu’Elric, et ses traits portaient l’empreinte de la noblesse melnibonéenne. Sa mère était une princesse, cousine de la mère d’Elric. Ses pommettes hautes étaient finement ciselées, ses yeux légèrement obliques, son crâne étroit et son menton fin. Comme celles d’Elric, ses oreilles étaient petites, presque dénuées de lobe, et se terminaient en pointe. Ses mains, la gauche ne quittait pas le pommeau de sa longue épée, étaient longues et, comme son visage, pâles, quoiqu’à un bien moindre degré que la blanche peau de l’albinos. Maîtrisant ses émotions, il s’avança vers le Roi de Melniboné. Arrivé à trois pas d’Elric, Dyvim Tvar s’inclina lentement. Lorsqu’il releva la tête, ses yeux se fixèrent sur ceux d’Elric, et d’une voix grave il le salua selon l’antique rituel :
— Dyvim Tvar, Seigneur de la Caverne des Dragons salue le Roi Elric, Maître de Melniboné, Exécutant des Arts Secrets.
Elric lui répondit avec plus d’assurance qu’il n’en ressentait réellement : « Elric, Maître de Melniboné, salue son loyal sujet et demande à donner audience à Dyvim Tvar. » Les anciennes coutumes de Melniboné interdisaient que le roi demande audience à un de ses sujets. Le Prince-Dragon comprit cela et dit :
— Je serais honoré si mon seigneur me permettait de l’accompagner à ma tente.
Elric mit pied à terre et s’avança le premier vers la tente de Dyvim Tvar. Tristelune fit mine de les suivre, mais Elric l’arrêta d’un geste impérieux. Les deux seigneurs d’Imrryr entrèrent dans la tente.
Une petite lampe à huile venait ajouter sa lumière à celle qui filtrait à travers le tissu coloré. La tente était sobrement meublée : un dur lit de soldat, une table et quelques tabourets de bois sculpté. Dyvim Tvar s’inclina silencieusement et indiqua simplement un de ces tabourets. Elric s’assit.
Les deux hommes restèrent silencieux un long moment ; ils se regardèrent sans que leurs traits trahissent quelque émotion. Elric prit la parole le premier :
— Pour vous, je suis un traître, assassin de mes compatriotes et meurtrier d’un homme et d’une femme de mon sang. N’en est-il pas ainsi, Prince-Dragon ?
— Si mon seigneur le permet, je ne puis qu’acquiescer à ses paroles.
— Nous étions moins cérémonieux jadis, dit Elric. Oublions le rituel et la tradition, Melniboné est brisée et ses fils courent le monde. Jadis, en tête à tête, nous parlions d’égal à égal ; c’est maintenant plus vrai que jamais. Nous sommes égaux. Le Trône de Rubis est écrasé sous les ruines d’Imrryr, et aucun roi n’y prendra plus jamais place.
Dyvim Tvar poussa un profond soupir.
— C’est bien vrai, Elric. Mais pourquoi êtes-vous venu ici ? Nous ne demandions qu’à vous oublier. Même au plus fort de notre désir de vengeance, nous n’avons pas tenté de vous poursuivre. Êtes-vous venu nous railler ?
— Jamais je ne ferais cela, Dyvim Tvar, vous le savez. Je dors peu ces temps-ci, et lorsque cela m’arrive, je fais de tels rêves que je souhaiterais être éveillé. Vous savez que Yyrkoon m’a contraint à faire ce que j’ai fait en plongeant sa sœur, que j’aimais, dans un sommeil enchanté. Aider la flottille des pirates était mon unique espoir de l’obliger à libérer sa sœur Cymoril de ce noir sortilège. J’agissais pour me venger et ce fut mon épée Stormbringer qui la tua, pas moi.
— Je sais cela. (Dyvim Tvar soupira de nouveau et passa sa main chargée de bagues sur son visage.) Mais cela n’explique pas votre venue. Votre peuple et vous devriez suivre des chemins séparés. Nous nous méfions de vous, Elric et même si nous vous permettions à nouveau de prendre notre tête, vous suivriez votre chemin fatal et nous y entraîneriez avec vous. Il n’y a pas d’avenir pour moi et les miens dans cette voie.
— D’accord. Mais j’ai besoin de votre aide, une seule fois. Ensuite, nos chemins se sépareront de nouveau.
— Nous devrions vous tuer, Elric. Mais quel crime serait le plus grand, ne pas faire justice, ne pas tuer celui qui nous a trahi, ou commettre un régicide ? Un problème de plus qui vient s’ajouter à tant d’autres. Dois-je tenter de le résoudre ?
— Je n’ai fait que jouer un rôle dans l’Histoire, dit Elric gravement. Nul ne peut empêcher l’inévitable. Je n’ai fait que hâter la catastrophe en la déclenchant alors que vous aviez encore la force de lutter et de vous forger une vie nouvelle.
Dyvim Tvar eut un sourire ironique.
— C’est un point de vue, Elric, et j’admets qu’il n’est pas sans vérité. Mais allez le dire aux hommes qui ont perdu leur famille et leur foyer à cause de vous. Allez le dire aux guerriers qui ont soigné leurs camarades mutilés, aux frères, aux pères et aux maris dont les sœurs, les filles et les épouses ont servi au plaisir des pillards.
— Oui. Elric baissa les yeux. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était calme. Je ne puis rien faire pour leur redonner ce qu’ils ont perdu. Je le voudrais pourtant, car j’ai souvent la nostalgie d’Imrryr, de ses femmes, de ses vins et de ses plaisirs. Mais je puis vous offrir autre chose. Un riche butin. Le plus magnifique palais de Bakshaan. Oubliez pour une fois les blessures anciennes, et suivez-moi.
— Désirez-vous les richesses de Bakshaan, Elric ? L’or et les joyaux ne vous intéressaient pourtant guère, jadis. Pourquoi ?
— Oh Dieux ! Elric se tordit les mains et son regard rouge se troubla. Par vengeance, une fois de plus… J’ai une dette envers un sorcier de Pan Tang, Theleb K’aarna. Vous le connaissez, peut-être. Il est relativement puissant pour un membre d’une race aussi jeune.
Dyvim Tvar parla avec une sombre résolution.
— Nous sommes avec vous, Elric. Vous n’êtes pas le seul Melnibonéen qui ait un compte à régler avec ce Theleb K’aarna ! À cause de cette chienne, la reine Yishana de Jharkor, un des nôtres a connu il y a un an une mort infâme et atroce. Tué par Theleb K’aarna pour avoir partagé la couche de Yishana. Ensemble, nous vengerons ce sang, roi Elric, et ce sera une raison suffisante pour ceux qui auraient préféré teinter leurs lames du vôtre.
Elric sourit, mais sans joie. Il avait la soudaine prémonition que cette heureuse coïncidence aurait une issue imprévisible et malheureuse.